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Interview des Yeux Dits dans le film français

A l’occasion du Congrès, l’association Les Yeux Dits présentera La Bavarde, application en cours de développement qui pourrait bien révolutionner l’accessibilité en France. Marie Gaumy, chargée de production, et Aldéric Lesueur, directeur de projet, répondent à nos questions.

L’association développe actuellement l’application La Bavarde. En quoi consiste-t-elle et pourquoi vous êtes-vous lancés dans cette initiative ?

Aldéric Lesueur : Tout est parti du projet “100 films patrimoniaux 100% accessibles” que Les Yeux Dits a mené. Il vise à rendre accessibles 100 chefs d’œuvres du cinéma auxquels les personnes non voyantes n’ont pas accès. Il faut savoir qu’il y a aujourd’hui en France plus de 8 millions de personnes en situation de handicap sensoriel dont 2 millions aveugles ou malvoyantes et 6 millions sourdes ou malentendantes. Le cinéma est la première pratique culturelle des Français, un objet d’ouverture sur le monde mais aussi de sociabilisation. Ce projet est essentiel pour partager un socle culturel commun. Rapidement, nous nous sommes rendus compte que de nombreuses autres œuvres existaient en accessibilité, en audiodescription et sous-titrage. Le CNC apporte une aide importante pour leur réalisation. Toutefois, la diffusion reste embryonnaire.

Marie Gaumy : Il n’existe pas de centralisation des fichiers ni de référencement. Rien n’est rationnalisé. Aujourd’hui, seulement 12% des salles sont entièrement équipées pour les malvoyants. Et très fréquemment, le parc matériel est mal entretenu. Le public n’étant que peu sollicité et informé, il fréquente encore peu les salles.

Aldéric : Outre l’équipement de salle, un employé du cinéma est nécessaire pour accompagner ces spectateurs. À travers l’application La Bavarde, notre ambition est de simplifier la diffusion, centraliser et optimiser les investissements publics et privés dans l’accessibilité. Il faut que les personnes malentendantes, malvoyantes, sourdes et aveugles puissent enfin avoir accès au cinéma comme tout à chacun. Aujourd’hui, La Bavarde est développée avec un partenaire technologique IDviu, spécialisé dans le stockage, l’encodage, le streaming et la gestion des droits numériques.

L’application permet de synchroniser l’audiodescription au film, quel que soit l’écran, via le micro du téléphone. La Bavarde écoute la bande-son du film et à la manière de Shazam, repère où elle se situe dans l’œuvre. Une fois calée, elle diffuse la voix de l’audiodescription dans les oreillettes du spectateur.

La Bavarde pourra à terme synchroniser les sous-titres pour les sourds et malentendants, mais les lunettes connectées qui permettent la diffusion des sous-titres sont encore très onéreuses pour le moment.

Marie : Plutôt que d’équiper les salles et les distributeurs, nous avons décidé d’équiper les usagers. Avec La Bavarde, ils pourront être autonomes et avoir la solution dans leur poche. Nous allons avoir besoin des salles pour faire la promotion de cet outil. Grâce à La Bavarde, les exploitants pourront ne plus s’équiper. En échange, nous aimerions qu’ils diffusent des spots promouvant l’application en début de séance afin d’activer le bouche-à-oreille et faire venir les concernés. L’information va passer par les proches qui vont la transmettre à leurs amis, collègues ou parents.

Aldéric : A l’occasion du congrès, nous allons présenter un PMV (produit minimum viable) sur IOS pour l’audiodescription. Nous la développons avec un panel d’une dizaine de testeurs aveugles. Nous optimisons l’ergonomie afin qu’elle soit très claire et très simple.

Outre les exploitants, il va également falloir convaincre les ayant-droits.

Marie : Tout à fait. Notre ambition est d’avoir le catalogue le plus large possible. Notre priorité est de convaincre les producteurs. Ils ont des obligations de réalisation et de mise en ligne de ces fichiers, et des aides de la part du CNC pour cela. La solution de diffusion la plus simple est la centralisation de ces fichiers sur La Bavarde. Mais surtout, La Bavarde leur offre un public nouveau et avide de cinéma. Un public qui ne se déplace jamais seul, il amène de nouveaux spectateurs en salles.

Cette application sera gratuite pour les usagers. Le téléchargement de la voix qui audiodécrit ou des sous-titrages sera également gratuit. Il n’est pas question qu’une sortie au cinéma leur coûte plus chère qu’à un spectateur ordinaire.

Nos clients seront les producteurs pour qui nous ferons la mise en ligne des fichiers sur l’application. Le but est de donner accès à tous à la salle et d’élargir le public.

À l’avenir, nous pourrions proposer aux usagers d’écouter les films audiodécrits sans l’image chez eux. Nous serons toutefois confrontés à une problématique de droits puisque nous diffuserions alors l’audiodescription mixée à la bande-son du film. Cette option serait donc payante pour les usagers à l’instar d’une location de film.

Aldéric : Nous pensons que ce mode de consommation d’un film peut intéresser tout le monde, en situation de handicap ou non. Au même titre qu’on écoute un livre audio, un podcast ou une fiction radiophonique, on peut prendre un réel plaisir à écouter un film au volant de sa voiture ou au fond de son lit.

Marie : Cela peut devenir un nouveau mode d’exploration du cinéma pour tous.

Au-delà de la salle, La Bavarde fonctionnera pour d’autres supports comme la télévision ?

Marie : Oui. Elle fonctionnera sur tous les supports. De nombreux diffuseurs oublient d’intégrer les audiodescriptions dans les DVD ou sur les bluray. Certaines œuvres diffusées à la télévision ne sont également pas accessibles en audiodescription.

Aldéric : La majorité des personnes aveugles et malvoyantes vivent avec leur famille qui n’a pas ces handicaps. À la télévision, l’audiodescription passe par un canal et est diffusée pour tous dans toute la pièce. Pour un voyant, regarder un film et écouter en même temps l’audiodescription est inconfortable. Il vaut mieux fermer les yeux pour en profiter.

Notre solution permet l’indépendance et la dissociation de l’audiodescription : le voyant regarde le même film que le mal voyant mais l’un avec l’image et l’autre en audiodescription.

Vous évoquiez tout à l’heure votre premier projet “100 films patrimoniaux 100% accessibles”, mené en partenariat avec la Médiathèque Numérique et LaCinetek. Où en êtes-vous ?

Marie : Pour l’instant, nous avons réussi à mettre en accessibilité 25 films. Pour toutes ces œuvres, nous avons dû trouver des financements (UNADEV, VISIO, Fondation de France…). Nous avons fourni gratuitement les fichiers accessibles aux ayant-droits. Pour les 75 restants, nous recherchons des financements. La Médiathèque Numérique et LaCinetek ont aussi amélioré l’accessibilité de leurs sites. Nous tenons à ce que cette collection constitue un socle culturel commun. Aujourd’hui, l’audiodescription se développe mais pas forcément de manière qualitative. Nous souhaitons créer un jalon qui fera référence.

Dans cette optique, nous souhaitons que cette collection soit également disponible sur La Bavarde pour que les usagers aient accès à ces œuvres sans passer par des abonnements divers et variés.

Aldéric : Ces œuvres patrimoniales sont souvent programmées dans des festivals. À ce titre, nous sommes partenaires depuis deux ans de l’ADRC pour le festival Play It Again avec le programme « Ciné Inclusif ». Nous organisons des séances inclusives avec l’aide de la Matmut pour les arts. Cette année seront proposés en audiodescription « Peau d’âne » de Jacques Demy et « L’amant » de Jean-Jacques Annaud.

Quel regard portez-vous sur la politique d’accessibilité menée par le CNC ?

Marie : Nous nous réjouissons des initiatives que le CNC met en place. La recommandation du 1ER janvier 2020 a été primordiale. Depuis cette date, le CNC accorde l’agrément seulement si les films sont audiodécrits et sous-titrés. Mais cette accessibilité doit être disponible pour toute la chaîne d’exploitation du film. Des professionnels jouent le jeu, d’autres moins. Pour la sortie salle, on diffuse la voix seule de l’audiodescription. Pour le reste de l’exploitation (télé, bluray, dvd, vod), cette voix doit être mixée avec la bande-son. Certains professionnels ne le réalisent pas car cela engendre des coûts supplémentaires. Et puis, il y a la question de la qualité qui reste très hétéroclite. Nous sommes sur la bonne voie mais il reste encore à faire.

L’intelligence artificielle irrigue tous les secteurs. Quel impact peut-elle avoir sur l’accessibilité ?

Aldéric : Certains laboratoires essayent d’intégrer l’intelligence artificielle. Pour les sous-titrages à destination des malentendants, l’intelligence artificielle pourrait avoir un impact. Pour l’audiodescription, y recourir me semble très difficile. L’IA ne sait pas quel élément de l’image est primordial dans le récit pour la compréhension du film. Elle n’a pas la culture sensible du cinéma qu’un audiodescripteur possède. Il faudrait arriver à une intelligence artificielle consciente pour cela. Nous en sommes encore loin.

Marie : Oui, ce n’est pas l’œil qui sait ce qu’il voit, c’est le cerveau qui hiérarchise ce qui fait sens. Il ne s’agit pas de scanner mais de faire des choix. Prenons l’exemple de « Tomboy » de Céline Sciamma. Il existe deux audiodescriptions de ce film. L’une d’elle nous révèle dès les premiers plans ce que la réalisatrice veut nous dévoiler qu’au bout de 30 minutes. Toute l’intrigue du film est donc gâchée en une phrase. Il n’y a plus de suspens, de questionnement. Une intelligence artificielle aura certainement la même approche. Pour créer une audiodescription de qualité, des discussions avec les producteurs et le réalisateur sont souvent nécessaires et surtout des échanges fournis avec un consultant malvoyant qui optimise avec nous le texte.

Aldéric : Quel que soit le secteur, l’humain devra toujours orienter, corriger, affiner, et enfin valider le travail d’une IA. Elle doit être un outil et non devenir un maître.

Alderic LESUEUR et Marie GAUMY

 ( photo @Jean Gaumy) 

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